TRUCKSTOP : entretien avec Arnaud Meunier

TRUCKSTOP : entretien avec Arnaud Meunier

Publié le 14 mars 2017 dans Autour des spectacles
Propos recueillis par Moïra Dalant pour le Festival d’Avignon

Vous travaillez principalement des textes dramatiques d’auteurs contemporains. Cela raconte beaucoup de votre théâtre?

En 18 ans, je n’ai monté que deux classiques et je n’ai essentiellement mis en scène que des auteurs vivants. Par appétit personnel,  je  trouve  dans  l’écriture  contemporaine  un  espace,  une  place  pour  l’innovation.  On  oppose  de  manière  dépassée  la  création  textuelle  de  la  création  non  textuelle  alors  que  l’écriture  est  un  lieu  d’innovation  dramatique.  Federico Garcia Lorca disait que le théâtre se doit de refléter les préoccupations de la société dans laquelle il vit : je suis en adéquation avec cette pensée. Les grands classiques ne peuvent pas directement parler de la crise financière, du choc des réfugiés… À mon sens, il semble nécessaire de dépasser les grands thèmes universels et il est évident de se dire que le théâtre d’aujourd’hui deviendra le classique de demain. Koltès en est l’exemple. À la tête de La Comédie de Saint-Étienne depuis 5 ans, c’est ce projet que je défends – nous sommes le Centre dramatique national qui produit et programme le plus d’auteurs vivants en France. Ce que je souhaite dans mon travail de mise en scène, c’est faire parvenir les textes avec limpidité, parce que c’est par les textes et par les poètes, que l’émotion parvient. Et c’est ce qui ce se passe avec Lot Vekemans. Deux hasards m’ont mené à son texte Truckstop. Tout d’abord, j’avais rencontré il y a deux ans l’auteure à New York, puis en avril 2015, on m’a proposé de mettre Truckstop en voix lors de Lectures sur un plateau au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon. Ce texte m’a immédiatement saisi, et les trois comédiens qui l’interprétèrent furent des évidences pour moi.

Vous créez Truckstop pour un public adolescent. Percevez-vous une autre manière de mettre en scène ?

Je  me  reconnais  dans  le  projet  de  théâtre  populaire  qu’est  le  Festival  d’Avignon  d’Olivier  Py  et  dans  cette  volonté  d’ouvrir la programmation au public jeune. La France s’est toujours beaucoup préoccupée des publics : jeune public, public lycéen… Et du point de vue de la création, il est à mon avis important de commencer à constituer un réel répertoire pour les adolescents et pour l’âge du collège spécifiquement car il est par essence plus compliqué. Évidemment, on peut emmener des adolescents voir n’importe quel type de théâtre, mais nous voyons clairement que des thèmes et des questionnements particuliers existent à cet âge – comme celui de la mort. Les adolescents ont besoin d’être secoués émotionnellement. C’est une période où l’on veut se forger une opinion, une raison d’être. Je ne change pas ma façon de  travailler  pour  mettre  Truckstop en  scène  ;  la  pièce  elle-même  est  ce  matériau  puissant  dont  j’ai  besoin.  Elle  est  dotée d’une dramaturgie non conventionnelle, morcelée. On ne comprend pas au premier abord la situation puis les séquences se lient au fur et à mesure ; peu à peu on reconstitue le puzzle. C’est à l’image de la lampe qui se brise au début  de  la  pièce.  Je  pense  que  c’est  un  procédé  narratif  qui  peut  plaire  aux  adolescents.  Il  me  rappelle  beaucoup  le cinéma du réalisateur mexicain Iñárritu, qui prend plusieurs fils d’histoire et les tissent. L’écriture de Lot Vekemans est à la fois cinématographique et théâtrale. Rien n’est laissé au hasard : on est à la fois en temps réel et en temps « fragmenté » discontinu.

Cette empreinte cinématographique du texte, l’utilisez-vous pour ce huis clos qui navigue entre immobilisme et petits événements inédits, entre (hyper)réalisme et réalité décalée ?

C’est tout l’enjeu de cette mise en scène : mettre en place un espace puissant et réaliste mais qui ne soit ni formel ni froid, tout en trouvant un décalage et une distance. La narration induit une part de mystère, quelque chose d’anormal. Avec le scénographe Nicolas Marie, nous nous sommes inspirés du travail de Hans Op de Beek, de ses installations plastiques  grises,  presque  bétonnées,  dans  lesquelles  il  place  des  êtres  humains  sans  fard.  L’espace  doit  être  pour  nous réaliste : il faut montrer ce bar routier tout en laissant percevoir les « cinq centimètres d’écart » dont parle l’auteur japonais Oriza Hirata. L’espace est un écrin pour raconter l’histoire policière où les spectateurs sont tenus en haleine car intrigués par ce qui se passe sur scène. C’est avant tout un théâtre de parole, où une histoire se raconte et est racontée par les personnages. C’est ce que j’aime particulièrement au théâtre, chez Pasolini, Vinaver, ou Stefano Massini : cette célébration  de  la  parole,  la  puissance  du  verbe.  Découvrir  les  différentes  façons  dont  les  auteurs  du  monde  entier  s’emparent d’une histoire me passionne particulièrement.

Diriez-vous que l’écriture de Lot Vekemans donne à voir un monde autrement ? Qu’il est possible de parler d’une vision différente due à sa nationalité, à sa culture mais aussi à son époque ?

J’aime beaucoup quand le théâtre arrive à cette intersection entre le politique et le poétique. Le théâtre politique dans sa version didactique m’ennuie. Je me définis comme faisant partie de la génération post-brechtienne de metteurs en scène; c’est une génération de la complexité. Nous sommes les enfants de la crise, du premier choc pétrolier, questionnant un monde qui s’est considérablement complexifié. Le théâtre n’a plus vocation à émanciper les masses mais à interroger l’individu dans sa relation au collectif. C’est là que le théâtre peut être fort. Ce qui est très beau dans Truckstop, c’est l’arrière-plan  de  la  pièce  ;  il  se  trouve  au  carrefour  de  la  mondialisation.  La  pièce  nous  parle  du  travail  quotidien  des  routiers  qui  transportent  leurs  marchandises  à  travers  le  monde,  de  la  façon  dont  leurs  habitudes  se  sont  modifiées.  Mais en creux, elle nous raconte comment cette mondialisation déshumanise les relations entre les individus. Et c’est là que l’auteure offre à ses personnages un espace pour l’espoir, un lieu sur lequel ils prennent appui pour se projeter dans un avenir meilleur. Sur fond d’histoire policière et fantastique, la pièce raconte ce fossé entre ce qu’on espère et ce qui arrive. C’est une des grandes thématiques de l’adolescence : l’attente et l’anxiété de ce qu’on va être. Ces trois personnages  ont  des  faiblesses  très  humaines,  on  peut  se  reconnaître  très  facilement  en  eux.  Ils  rêvent  d’un  monde  meilleur, d’échapper à la banalité de leur vie. Les deux jeunes principalement sont dans une quête d’idéal, la mère, elle, se  préoccupe  d’améliorer  concrètement  le  réel.  Ce  non-lieu  –  ce  bar  routier  de  bord  de  route  –  est  générateur  d’un  imaginaire puissant. C’est vraiment une pièce européenne, l’auteure est néerlandaise, on est au carrefour de l’Europe, les poulets sont élevés en Allemagne, les légumes cultivés au Portugal, ils vont en Belgique… Les chauffeurs qui viennent de toute l’Europe se croisent là, au Truckstop, sans se rencontrer. La pièce fait référence à la concurrence féroce qui met à mal les petits commerces, l’Europe est avant tout un marché, et la qualité de vie se dégrade, celle du travail des petites gens est dévaluée. Le rapport au travail est mis en question, et la manière dont il se déshumanise. La quête de l’idéal vient se fracasser sur le réel d’un monde de plus en plus dur et violent, atomisé, individualisé. On serait chez les Grecs, on parlerait de fatalité.  

Il y a deux modes d’écriture dans Truckstop, un mode direct, dialogué – celui de l’action – et un mode narratif et distancié dans lequel le personnage réfléchit et raconte ce qu’il vit en même temps qu’il le vit. Comment travailler cette double énonciation au plateau ?

Truckstop  est  espace  pour  la  métaphysique,  il  est  un  lieu  existentialiste.  La  capacité  de  pouvoir  vivre  et  réfléchir  l’événement au même moment est un procédé narratif qui peut passionner les adolescents. Ça questionne ce que l’on est et ce qu’on voudrait être. Je pense que cela apporte à la fois beaucoup d’émotion et de force au récit. Mon travail prend force sur le tremblement de la réalité, sur ces échappées. Il y a quelque chose de l’ordre du huis clos et quelque chose  de  l’ordre  du  policier  :  il  s’est  passé  quelque  chose,  on  cherche  à  comprendre  quoi,  comment  et  pourquoi.  On  est intrigué. Sans être au premier plan, cette piste policière est fondamentale dans la manière dont le récit se déploie. Plusieurs  niveaux  de  lecture  sont  possibles.  Le  traitement  de  la  mise  en  scène  et  de  l’espace  permettra  au  suspense  d’exister, au spectateur d’être tenu en haleine, sans couper son imaginaire. La scénographie ancre donc l’histoire dans un lieu réaliste assez standardisé tout en jouant sur cette étrangeté latente et fascinante.

En tant que spectateur, j’aime qu’on me laisse voyager à travers une proposition, je prends garde à ce que la mise en scène  ne  vienne  pas  surligner  le  texte  de  manière  violente.  J’aime  aussi  que  ce  soit  ludique  pour  le  spectateur,  qu’il  prenne plaisir à associer les indices, qu’il soit surpris par les différentes lectures de la pièce. La question du plaisir est essentielle, d’où qu’il vienne.

 

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