Le théâtre est une idée neuve en France

Le théâtre est une idée neuve en France

Publié le 17 juin 2015 dans Actualités

Dans le cours récent des évènements tragiques qui ont frappé notre pays, chacun d’entre nous a pu éprouver, avec une réalité brutale, que nous formions une société. Face à la barbarie, chacun a pu éprouver en lui la capacité partagée à dire « je » pour et avec un autre (« je suis Charlie », « je suis Ahmed », « je suis flic », « je suis juif »…). Chacun a redécouvert qu’il était possible de dire « nous », et qu’il était possible de dire « non ».
Cette réalité simple –que nous formons une société- notre pays a eu pourtant tendance à l’oublier, au cours de plusieurs décennies où il s’est persuadé qu’il était d’abord et avant tout une économie. Margaret Thatcher disait : « Il n’y a pas de société. Il n’y a que des hommes, des femmes et des familles ». Les manifestations du 11 janvier suffisent à coup sûr à lui donner tort : il y a bien une société, qui se dresse lorsqu’elle est blessée.

Mais il y a un autre enseignement que nous pouvons tirer des attentats du mois de janvier : c’est qu’une société ne se décrète pas. Elle se construit. Elle s’invente et s’élabore dans la dispute et le compromis, parce qu’elle est affaire de sens. Et elle exige pour cela des institutions, des espaces communs, des politiques publiques, sans lesquels le besoin de société resurgit sous des formes pathologiques et meurtrières. Passées la sidération de la violence et l’exaltation du rassemblement, la France « d’après » a commencé à s’interroger sur ses besoins réels en matière de sécurité, de services sociaux, d’éducation, de santé… Et de culture. De fait, ce sont des questions urgentes : après au moins deux décennies au cours desquelles les politiques publiques ont régulièrement été déconsidérées et attaquées, nous redécouvrons au cœur de la tragédie notre besoin urgent de tout ce qui « fait » la société. Et de tout ce qui la fait libre, égale et fraternelle, selon la devise de notre République.

Femmes et hommes de théâtre, directrices et directeurs d’établissements publics dédiés à la création et à la transmission de l’art théâtral, nous sommes les héritiers de ces politiques par lesquelles notre société républicaine s’est construite. Nous sommes les héritiers, plus particulièrement, de la politique en faveur des arts et de la culture inaugurée au lendemain de la guerre, et dont le mouvement de décentralisation théâtrale a vu naître les premiers postes avancés. La conviction était claire, alors, tant dans la société que parmi ses représentants élus, qu’il fallait des récits et des poètes pour surmonter les blessures du conflit et les heures noires de la collaboration. Avec une ferveur militante, les directeurs des premiers centres dramatiques nationaux se sont battus pour offrir à tous un art théâtral lui aussi libre, égalitaire et fraternel, parce que cela leur semblait essentiel pour réinventer la société.

La ferveur qui les animait est encore la nôtre. Comme eux, nous croyons encore qu’il faut beaucoup d’art pour faire une société.

Depuis le 7 janvier, les spectateurs qui fréquentent nos théâtres sortent fréquemment des salles en disant : « c’est incroyable comme cela résonne avec ce qui vient de se passer.» Le plus étonnant vient de ce que cette affirmation peut être énoncée à l’issue de spectacles extrêmement différents, et sans aucun rapport direct avec les attentats. Mais c’est aussi que les récits et les représentations du théâtre sont d’abord des chambres d’écho, ouvertes aux évènements du monde, et qui permettent de les méditer. Les récits portés par les acteurs n’existent que dans la rencontre avec ceux que les spectateurs portent en eux. Et c’est pourquoi le théâtre, dans la variété immense de ses formes et de ses représentations, reste toujours, et presque fatalement, un art de son temps : parce qu’il n’est qu’un récit possible offert à l’imaginaire des spectateurs de son époque, un outil possible pour leur permettre de penser et d’affronter le présent.

Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de récits. Nous avons besoin de récits infiniment multiples, de représentations et de formes les plus diverses possibles. Nous avons besoin de maintenir ouvert l’espace des variations et des interprétations, nous avons besoin de doutes et d’incertitudes. Le fondamentalisme ne prospère qu’en imposant un sens unique aux textes et au monde, en pourchassant tous les actes et tous les discours qui prétendent faire varier le sens ou le faire jouer. Oui, plus que jamais, nous avons besoin de récits : c’est indispensable à l’existence même d’une société laïque.

C’est pourquoi nous disons qu’aujourd’hui, le théâtre est une idée neuve en France. Nous disons que les fables et les simulacres de cet art archaïque, si modestes et fragiles soient-ils, auront leur rôle à jouer dans l’invention de la France « d’après », parce qu’ils contribuent à l’entretien public de l’imaginaire dont notre société à si ardemment besoin.

 Et ce que nous disons ici de cette nouveauté du théâtre, parce que nous l’aimons et le défendons, parce qu’il est notre vocation et notre mission, vaut également pour les autres arts. Et devrait valoir aussi pour les crèches, pour les écoles, pour les universités, pour les services sociaux, pour les prisons, les hôpitaux et les cours de justice… Pour tout ce que Pierre Bourdieu, dans la Misère du monde, appelait « la main gauche de l’état » : tous ces services publiques qui font tenir la société, qui cherchent à la rendre habitable et non pas simplement rentable. Depuis trop longtemps dans notre pays, un discours sommaire et très idéologique tente de disqualifier ces services publics, en les rendant responsables de tous les maux et de tous les échecs. À tel point que les personnes et les institutions qui les incarnent n’ont eu comme seules perspectives au cours des dernières décennies que la baisse des budgets et des effectifs, la « rationalisation » et la « restructuration ». À tel point que le mot même de « public », si essentiel pour les femmes et les hommes de théâtre que nous sommes, a fini par prendre des allures d’insulte, par l’identification de tout ce qu’il recouvre avec des « dépenses » (les fameuses « dépenses publiques ») forcément « excessives » et « inefficaces ». On ne dénoncera jamais assez les dégâts provoqués par cette conception étriquée de la politique et de la société. Nous continuons d’en subir les effets.

Pourtant, si nous voulons réinventer la société, si nous voulons donner une chance à la France « d’après », il nous faut reconquérir des espaces publics. Des espaces laïcs et libres, protégés de la pression violente des intérêts privés, qu’ils soient religieux ou économiques. Des espaces où déployer des récits et développer des imaginaires. Des espaces où élaborer l’espoir d’un monde habitable. C’est un combat urgent, et c’est un combat politique.

Les théâtres que nous dirigeons appartiennent résolument à ces espaces-là. Et ils seront, comme toujours dans leur histoire, de ce combat-là. Ils sont plus que jamais des territoires de la République.

Cécile BACKES, metteur en scène, directrice de La Comédie de Béthune, CDN
Mathieu BAUER, metteur en scène, directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil, CDN
Yves BEAUNESNE, metteur en scène, directeur de La Comédie de Poitou-Charente, CDN
Jean BELLORINI, metteur en scène, directeur du Théâtre Gérard Philipe / St Denis, CDN
Johanny BERT, metteur en scène, directeur du Fracas, CDN de Montluçon / Auvergne
David BOBEE, metteur en scène, directeur du CDN de Haute-Normandie, Petit Quevilly, Rouen, Mont-Saint-Aignan
Jean BOILLOT, metteur en scène, directeur du NEST, CDN de Thionville-Lorraine
Irina BROOK, metteur en scène, directrice du Théâtre de Nice, CDN Nice Côte d’Azur
Richard BRUNEL, metteur en scène, directeur de La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
Elisabeth CHAILLOUX et Adel HAKIM, metteurs en scène, co-directeurs du Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN en préfiguration
Guy-Pierre COULEAU, metteur en scène, directeur de La Comédie de l’Est, CDN d’Alsace, Colmar
Marcial DI FONZO BO, metteur en scène, directeur de La Comédie de Caen, CDN de Basse-Normandie
Michel DIDYM, metteur en scène, directeur de La Manufacture, CDN Nancy-Lorraine
Vincent GARANGER, comédien, Pauline SALES, auteur, co-directeurs du Préau, CDR de Basse-Normandie, Vire
Renaud HERBIN, metteur en scène, directeur du TJP CDN d’Alsace, Strasbourg
Ludovic LAGARDE, metteur en scène, directeur de La Comédie de Reims, CDN
Benoît LAMBERT, metteur en scène, directeur du Théâtre Dijon Bourgogne, CDN
Jean LAMBERT-WILD, metteur en scène, directeur du Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, Limoges
Macha MAKEIEFF, metteur en scène, directrice de La Criée, Théâtre National de Marseille, CDN
Marie-José MALIS, metteur en scène, directrice du Théâtre de la Commune, CDN d’Aubervilliers
Catherine MARNAS, metteur en scène, directrice du Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine
Joris MATHIEU, metteur en scène, directeur du Théâtre Nouvelle Génération, Lyon, CDN
Sylvain MAURICE, metteur en scène, directeur du Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN
Agathe MELINAND & Laurent PELLY, metteurs en scène, co-directeurs du Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées, CDN
Arnaud MEUNIER, metteur en scène, directeur de La Comédie de Saint-Etienne, CDN
Lolita MONGA, metteur en scène, directrice du Théâtre du Grand Marché, CDR de l’Océan Indien, Saint-Denis de La Réunion
Arthur NAUZYCIEL, metteur en scène, directeur du CDN Orléans Loiret Centre
Stanislas NORDEY, metteur en scène, directeur du Théâtre National de Strasbourg
Célie PAUTHE, metteur en scène, directrice du CDN de Besançon, Franche-Comté
Olivier PY, metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon
Philippe QUESNE, metteur en scène, et Nathalie VIMEUX, co-directeurs du Théâtre Nanterre-Amandiers, CDN
Pascal RAMBERT, metteur en scène, directeur du T2G, CDN de Gennevilliers
Christophe RAUCK, metteur en scène, directeur du Théâtre du Nord, CDN Lille-Tourcoing
Robin RENUCCI, metteur en scène, directeur des Tréteaux de France, CDN
Eric VIGNER, metteur en scène, directeur du Théâtre de Lorient, CDN de Bretagne
Jacques VINCEY, metteur en scène, directeur du CDR de Tours

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