Toujours combattre les ombres

Toujours combattre les ombres

Publié le 15 janvier 2018 dans Actualités

Ou comment six artistes — Arnaud Anckaert, Cécile backès, Julien Fišera, Maxime Le Gall, Mariette Navarro et Noémie Rosenblatt — vivent l’expérience du partage du théâtre, de 2o14 à 2o17, au sein de la Comédie de Béthune ‑ CDN Hauts‑de‑France

écrit par Manuel Piolat Soleymat pour La Comédie de Béthune

© plusieurs sources : en haut à d : Frédéric Iovino / en bas à g : François Stemmer / les 2 photos du centre : Thomas Faverjon / les 2 autres : Comédie de Béthune
© 2 photos du milieu : Thomas Faverjon / en haut à d : Frédéric Iovino / en bas à g : François Stemmer / autres : Comédie de Béthune

Ils vont se parler, témoigner, s’exprimer, se poser des questions. Aux autres et à eux‑mêmes. Se remémorer des événements remarquables, convoquer le passé — proche, lointain — le présent et le futur. Ils vont faire ressurgir toutes sortes d’anecdotes, de sentiments et de souvenirs : personnels ou communs. Vont confronter leurs points de vue. Leurs impressions et leurs convictions. Leurs engagements. Affirmer des désaccords, aussi, creuser le sillon de contradictions ou d’incertitudes. Puis se mettre à rire, à l’occasion d’un mot, d’un trait d’esprit qui fuse, avant que ne reprenne le cours d’une pensée en mouvement.

Me voilà à Béthune, le 17 mai dernier. Aux côtés de la metteure en scène et directrice Cécile Backès, des metteur‑e‑s en scène Arnaud Anckaert et Julien Fišera, des comédien‑ne‑s Maxime Le Gall et Noémie Rosenblatt, de l’auteure Mariette Navarro, de la chargée des relations avec le public et des formations amateurs Emilie Honoré. Tous les sept se retrouvent à mes côtés, autour d’une table, comme prévu quelques semaines auparavant, à l’intérieur de la salle de réunion du Palace, bâtiment principal du Centre dramatique national Hauts‑de‑France. Ils sont venus penser ensemble, échanger les réflexions, les émotions, les doutes, les déceptions, les craintes, les enthousiasmes, les fiertés…, qui les ont traversés durant les trois années et demi qui viennent de s’écouler.

La porte se ferme. La réunion commence. C’est la première des deux rencontres qui permettront de redessiner les points de fuite et les lignes de tension ayant marqué les saisons théâtrales au cours desquelles les cinq jeunes créateur‑rice‑s susnommé‑e‑s ont été réuni‑e‑s en collectif, lorsque Cécile Backès a succédé à Thierry Roisin en tant que directrice de la Comédie de Béthune, en janvier 2014.

Installée à l’une des extrémités de la table, une tasse de café devant elle, la metteure en scène et directrice prend la parole : « Il m’a semblé important, à l’issue de ce premier mandat, de faire un pas de côté, de prendre un peu de recul pour nous mettre à réfléchir, ensemble à partir de l’expérience des années que nous venons de passer à Béthune — à la question de notre présence, ici, au sein de la Comédie. Pour nous mettre à réfléchir aux choses que nous apportons à l’institution, mais aussi à ce que l’institution apporte aux artistes que nous sommes, au sens que nous donnons à notre engagement pour ce centre dramatique — et à toutes les contradictions que ce lien peut engendrer, aux choix qu’il implique — à la façon dont nous partageons cet outil, aux relations que nous avons nouées avec les membres de l’équipe permanente… Ainsi qu’aux actions que nous avons menées sur les territoires, à la façon dont nous nous sommes appropriés la question des publics… J’ai envie que l’on parle de tout cela, aujourd’hui et lors de notre prochaine réunion, car ce que nous faisons, comme vous le savez, est d’une extrême fragilité. De notre travail, dans quelques années, il ne restera plus rien. J’avance tous les jours avec cette conscience‑là. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Manuel de nous accompagner dans ces discussions afin de laisser une trace des réflexions qui nous ont animé‑e‑s… »

laisser une trace

Écrire pour laisser une trace. Aussi mince, aussi fragmentaire soit‑elle. La proposition est belle. Celle d’un texte libre, sans véritable cahier des charges, un texte qui évoque, à sa manière, les interrogations et les prises de conscience qui auront jailli de ces moments de parole. J’ai accepté cette demande sans vraiment me poser de question1. Spontanément. Naturellement, ai‑je envie de dire. Mû par le souci d’une mémoire à constituer pour donner davantage de densité et de résonance au présent, mais aussi pour permettre un éventuel enrichissement de l’avenir.

Ainsi, me voilà en train d’écrire Toujours combattre les ombres, me réappropriant ce qui s’est passé au sein de la Comédie de Béthune, durant ces trois ans et demi : le partage de l’outil artistique, la volonté de dialogue, de la part de Cécile Backès, avec des artistes d’une autre génération, pour la plupart trentenaires. En cela, la metteure en scène converse avec son propre passé, répondant aux insatisfactions qui ont pu la traverser lorsque, jeune créatrice associée à des maisons de théâtre, elle ne bénéficiait pas toujours des espaces de création (des actions d’ouverture et de transmission) auxquelles elle aspirait.

« Il m’importe de créer avec [les cinq membres du collectif d’artistes] des espaces communs, qui viendront alimenter nos imaginaires à tous, écrit‑elle au sein de la note de synthèse résumant le projet qui l’a portée à la tête du Centre dramatique national Hauts‑de‑France. Un des dangers de la direction d’une institution, on le sait, est l’isolement. Donc tout mettre en œuvre pour s’ouvrir à la pluralité. “On est plus intelligents à plusieurs”, dit‑on. Oui, sans aucun doute. Et aussi plus créatifs, plus attentifs, plus ouverts sur l’autre et sur l’extérieur. »

Fine observatrice du rôle et du fonctionnement des institutions dramatiques publiques, des enjeux et des valeurs qui les traversent comme des contraintes qui restreignent leurs ambitions, Cécile Backès fait partie de cette nouvelle génération de directeur‑rice‑s qui, depuis le début des années 2010, placent au cœur de leurs projets l’accompagnement des jeunes générations. Prolongeant cet esprit de responsabilité et de transmission, la directrice de la Comédie de Béthune s’attache à rendre compte, à travers sa programmation et les actions mises en place par ses équipes, de la pluralité de notre société.

« Béthune a été le premier CDN, lors de la saison 2014/2015, à proposer une programmation strictement paritaire entre artistes‑femmes et artistes‑hommes2, rappelle Cécile Backès lors d’un échange sur les lignes de force de son premier mandat3. J’ai également toujours eu le souci de prendre en compte la diversité de notre société. Si l’on veut que nos maisons soient des maisons du présent, et non des musées, il faut vraiment que nos plateaux représentent la société telle qu’elle est. Et puis, bien sûr, la question de l’accessibilité pour tous du théâtre est pour moi fondamentale : quelles que soient les catégories sociales auxquelles appartiennent les personnes auxquelles nous nous adressons, quels que soient les endroits de notre territoire sur lesquels elles habitent, l’art du théâtre doit être partagé. C’est du moins ce vers quoi il faut tendre. »


© Comédie de Béthune – Le Panier de Mariette

Me reviennent à l’esprit, en écoutant ces paroles d’engagement, les mots d’Emile Biasini4, qui défendait lui‑même, en son temps, le droit de chaque citoyen à pouvoir entrer en contact avec les œuvres de l’art et de la culture.

« Il est évident que le patrimoine culturel de la France appartient à tous les Français, déclarait‑il, et que notre rôle est de le rendre accessible à tous les Français, quelle que soit leur situation géographique, quelle que soit leur situation sociale. Ceci en brisant tous les privilèges de la géographie, tous les privilèges de la société et toutes les inhibitions qui peuvent résulter de démarches anciennes, de situations anciennes qui font que certains n’osent pas aller au théâtre, n’osent pas aller au concert, dans des expositions ou n’osent pas aller au musée. »

Car le récit qui se raconte ici, au sein de ces quelques pages, ne naît évidemment pas, comme par autogenèse, de lui‑même. Il ne commence pas à Béthune, les 17 mai et 12 juin, mais bien avant, aux quatre coins de notre pays, lors des étapes successives ayant abouti à la décentralisation théâtrale.
Ainsi, le 2 mai dernier, en milieu de matinée, des décennies après les initiatives des pionniers du théâtre public, et quinze jours avant notre première réunion, je retrouve Cécile Backès devant l’une des brasseries du quartier de la Gare du Nord. Valise à la main, elle prendra un train, deux heures plus tard, pour rejoindre le théâtre dont le Ministère de la culture lui a temporairement confié les clefs.

Nous nous installons donc à la table d’un bistrot. Commandons des cafés et nous mettons à parler de la Comédie de Béthune. Des missions d’un centre dramatique national. De la relation que la metteure en scène entretient avec les écritures contemporaines, qui sont au centre de son projet de direction. De la question des publics et des territoires, à la fois complexe et captivante. Nous parlons de la difficulté, certains jours, de porter le poids de l’institution, des frustrations qui peuvent naître lorsque les moyens alloués au théâtre — financiers, humains, logistiques… — se révèlent insuffisants pour mettre en œuvre certains projets. Du manque de fluidité. Des lourdeurs administratives et des exigences réglementaires, qui imposent des cadres aux impulsions de l’imagination… Nous parlons des espaces laissés (ou non) à la pensée et à la créativité, aux échanges artistiques, à la non‑production immédiate, à tous les moments où Arnaud, Cécile, Julien, Maxime, Mariette et Noémie peuvent (ou non) tisser un imaginaire collectif.

Tous ces sujets seront, bien sûr, longuement débattus au cours des tours de table des 17 mai et 12 juin, chacun‑e revenant sur ce qu’il garde en mémoire de l’expérience vécue en trois ans et demi de présence sur les territoires de la Comédie de Béthune.

travailler ensemble

« … Je suis arrivée avec une connaissance nulle du fonctionnement d’une telle maison, confie Mariette Navarro, c’était pour moi un continent à explorer… Un continent que j’ai découvert et qui m’a permis de vivre des moments forts. Comme Le Panier de Mariette5, une lecture déambulatoire réalisée à l’Hôtel Beaulaincourt de Béthune et au Palace de Lillers, à partir de textes de femmes6 que j’ai moi‑même choisis. Nous avons répété ce projet en quelques jours, tout comme Le Déjeuner sur l’herbe7, un pique‑nique poétique au sein d’un jardin public de Béthune qui permettait d’entendre, en se déplaçant d’un comédien à un autre, les six fragments d’un mini‑feuilleton inspiré de souvenirs récoltés auprès des habitants de la ville… Et puis évidemment, il y a eu la création d’Une Ile8, spectacle du collectif pour lequel l’auteur Samuel Gallet et moi sommes partis à la rencontre des habitants du territoire pour effectuer un travail de collecte autour de la question du rêve de voyage, des déplacements quotidiens et extraordinaires… »

L’équipe du spectacle Une Île avant la première (mai 2017) © La Comédie de Béthune
© La Comédie de Béthune – L’équipe du spectacle Une Île avant la première (mai 2017)

« … Ensemble, affirme Arnaud Anckaert, durant ces trois ans et demi, nous avons partagé le goût de l’aventure et du débat d’idées, le goût pour l’écriture contemporaine, l’envie de partager le théâtre pour réaliser des projets… Mais la notion de collectif reste, pour moi, une utopie. Les artistes sont d’abord des individus avec des désirs particuliers. J’aurais d’ailleurs préféré que l’on parle d’ensemble artistique ou de groupe d’artistes associés, plutôt que de collectif. Quoi qu’il en soit, nous avons tous prouvé que, même avec des personnalités et des besoins différents, il est possible de faire des choses ensemble… Cette expérience aura également eu pour moi valeur d’apprentissage sur la façon de diriger une institution. Lorsqu’on passe de la direction d’une compagnie à celle d’un CDN, on se retrouve en face d’une équipe permanente composée de personnes qui sont là, parfois, depuis près de vingt ans. C’est un véritable choc de cultures ! En compagnie, on est plus libre, le cadre est moins contraignant… J’ai vraiment compris qu’en arrivant à la tête d’un centre dramatique, on hérite d’un travail, d’une histoire, et qu’après nous, d’autres artistes prendront le relais. L’erreur serait donc de croire que le CDN que l’on dirige est notre maison. Car, ce n’est d’aucune façon notre maison, mais une maison. Une maison qui nous est confiée, dans laquelle on travaille pour un temps donné et que l’on transmettra, un jour, à un‑e autre artiste. »

« … Au début, on n’est qu’enthousiasme, qu’énergie, fait remarquer Noémie Rosenblatt. Les idées fusent, les projets foisonnent. Puis peu à peu, au fil du temps, on se confronte au quotidien. Les impossibilités surgissent, les choses se resserrent. Alors on s’adapte, on intègre les cadres, les limites. Moi, je me suis recentrée sur les comités de lecture, qui ont toujours été, à raison de quatre fois par saison, les rendez‑vous incontournables du collectif d’artistes. En tant que coordinatrice, mon rôle était de centraliser les œuvres qui nous parvenaient. Je faisais donc une première sélection, pour qu’il y ait suffisamment de textes étrangers, de premiers textes et de textes à destination des publics adolescents. Puis je réalisais une répartition afin que chacun d’entre nous ait cinq pièces à lire et que chaque pièce soit lue par deux personnes. Ensuite, si deux lecteurs trouvaient une pièce intéressante, l’ensemble du groupe la lisait, pour constituer une sorte de bibliothèque commune. Car l’idée de départ était que notre groupe de lecteurs soit totalement déconnecté de toute obligation de lien avec la programmation. C’était vraiment un endroit pour que l’on puisse se tenir au courant de ce qui s’écrit aujourd’hui pour la scène. Mais peu à peu, des passerelles se sont établies avec d’autres activités du théâtre. Notamment avec le Prix Scenic Youth. Car c’est durant les comités de lecture que l’on a procédé au choix des textes donnés à lire aux lycéens… Et puis, en dehors du groupe de lecteurs, la relation qui s’est tissée avec les abonnés a été, pour moi, durant ces quatre ans, quelque chose de central. Ainsi que la relation avec les amateurs du lundi soir, qui sont nos relais à l’extérieur du théâtre, ou avec les lycéens, à qui l’on fait découvrir la Comédie pour qu’ils se l’approprient, pour qu’ils la comprennent et aient envie de venir découvrir le monde à travers ses propositions… » 

© Comédie de Béthune
© Comédie de Béthune – photos prises lors de différentes actions de sensibilisation

« … Quand une équipe permanente accueille un collectif d’artistes, comme ça a été le cas au début du mandat de Cécile, indique Emilie Honoré, beaucoup de questions se posent. On peut avoir peur de se voir prendre sa place. On se demande si notre métier va rester le même… Et puis, au fur et à mesure que l’on fait connaissance, on apprend à travailler ensemble. Une complémentarité vient nourri les projets. Par exemple, pour Scenic Youth, je me charge de la coordination générale et Maxime de la coordination artistique. Ce partage des tâches est extrêmement précieux. Finalement, on fonctionne davantage en binômes qu’avec l’ensemble du collectif. Magali9, elle, a beaucoup travaillé avec Julien pour les rencontres Écrire pour le théâtre10. J’ai travaillé avec Arnaud pour le programme Journées avec11 Après, dans l’organisation, il y a parfois des difficultés. Nous sommes plongés dans les calendriers, dans les plannings à respecter. En face de nous, les artistes ont leurs propres activités et ne sont pas forcément disponibles pour gérer les projets dans les délais qui sont les nôtres…
Mais, au‑delà de ces obstacles à surmonter, la chose à retenir est que la présence du collectif a ouvert un espace de créativité à l’équipe. Elle nous a permis de rêver davantage, d’imaginer des choses qui, avant, nous auraient semblé impossibles … »

« … La grande richesse de notre collectif est, je crois, la diversité de nos parcours et des fonctions que nous occupons à l’intérieur de la maison, déclare Julien Fišera. Notre groupe n’est d’ailleurs pas un collectif à proprement parler, car nous n’avons pas signé de manifeste, de dogme… C’est Cécile qui nous a réunis. Et je trouve très beau que l’on parvienne, ainsi, à faire œuvre commune malgré tout ce qui nous distingue. Finalement, notre collectif fonctionne comme un véhicule à six roues motrices. Chacun s’investit à son endroit, à sa façon, ce qui offre un panel plus large de possibilités et une présence accrue de la maison sur les territoires de la Comédie… »

« … Aujourd’hui, remarque Maxime Le Gall, je me pose des questions que je ne me posais pas il y a trois ans et demi. Par exemple, qu’est‑ce qu’un comédien apporte à un CDN en travaillant en tant qu’intervenant ponctuel et qu’est‑ce qu’il apporte lorsqu’il appartient à un collectif. Ce qui revient à poser la question de la permanence artistique. Car, au sein d’une maison comme la Comédie de Béthune, on ne construit pas une action, un projet ou une rencontre centrés seulement sur soi, sur sa pratique, sur son parcours… On relie toutes ces choses avec le projet, avec l’histoire, avec le territoire du CDN : en faisant des liens avec les spectacles et les rendez‑vous passés, ou bien à venir, en ayant en tête tout ce qui se dit en collectif ou en réunion d’équipe sur les objectifs et les questions qui animent le théâtre… Très clairement, aujourd’hui, je me sens faire partie de cette maison. Et faire partie d’un CDN, ce n’est pas rien… Cela offre beaucoup d’opportunités. En tant que comédien, être associé à une institution telle que celle‑ci, c’est quelque chose d’extrêmement important. Les choses deviennent plus amples, plus concrètes. Le rapport au temps change, on peut entièrement se consacrer à l’artistique… Pas tant parce que l’on sait que l’on va avoir du travail dans la durée, mais parce que l’on travaille effectivement dans la durée. Pendant quatre ans, je me suis presque exclusivement consacré à la Comédie de Béthune. Et ne plus jongler entre plusieurs équipes — en faisant bien sûr des choses différentes — permet de se mettre entièrement au service du projet artistique d’un théâtre. L’immersion dans «la maison», dans les villes et les villages du territoire, les relations avec les gens, spectateurs ou non (ou pas encore spectateurs, devrais‑je dire…) : tout cela crée un véritable attachement, qui est les fruit du travail effectué et des liens tissés… »

© François Stemmer – stage Brûlons les planches 2016

« … La question que je pose, souligne Cécile Backès, est de savoir si le rôle de l’artiste n’est pas de faire tomber les murs, n’est pas de faire un pas de côté par rapport aux mécanismes de l’institution, de servir de poil à gratter en quelque sorte, d’apporter de l’insolence, de la contradiction, de la transgression… Quand je parle de défendre le présent et l’avenir d’une maison de théâtre comme la nôtre, je parle de ce que c’est que d’être un acteur‑soldat, un metteur en scène – soldat, un auteur‑soldat… Lorsqu’on travaille dans un outil comme un CDN, on est souvent placés face à une ligne de tension qui va de nos rêves, de nos envies les plus folles, à ce qu’il est possible, concrètement, de réaliser… Et il faut pouvoir réussir à avancer au sein de cette confrontation. Il faut pouvoir, par exemple, répondre aux exigences des normes de sécurité par l’imaginaire. On va tous les jours au travail comme on va au combat. Mais c’est aussi le cas lorsqu’on dirige une compagnie. Tous les jours, il faut réussir à persuader, à convaincre. Il faut trouver des solutions…  Au départ de l’histoire des CDN, il y avait des équipes d’acteurs‑charpentiers, des gens très solides, que l’on imagine inébranlables. Comme des ours… Du moins, c’est l’image que j’en ai. Et nous, dans le contexte politique à tendance ultra‑libérale d’aujourd’hui, nous sommes comme des petits oiseaux sur un fil. Des petits oiseaux qui manquent de tomber à chaque coup de vent… Mais malgré nos fragilités, malgré les coups de vent, nous nous accrochons et tentons de poursuivre l’œuvre de celles et ceux qui nous ont précédés… Cela, en essayant de ne pas se laisser avaler par la fixité, l’immobilisme généré par l’institution. En essayant de bouger, de créer du mouvement… Aujourd’hui, je crois qu’il n’y a que le mouvement, quel qu’il soit, qui permette de réussir à faire face aux défis qu’impose une maison comme la nôtre. Autrement, si l’on envisage les théâtres comme des refuges, comme des phalanstères, un peu à la façon de mercenaires qui s’empareraient d’une place en espérant y rester le plus longtemps possible, on ne peut ni mener à bien les missions d’un théâtre de service public, ni s’épanouir en tant qu’artiste. Je ne crois pas aux vertus de l’état de stabilité. Une mission artistique n’est pas une rente. Le risque de s’installer dans un rapport bourgeois à l’institution est un véritable danger… La fragilité est l’une des données des vies d’artistes. Face à cela, l’institution permet de construire, non pas une situation, mais un parcours d’évolution… »

hier et aujourd’hui

Je les écoute. Je pose des questions. Sollicite des précisions. Des approfondissements. Et je ne peux m’empêcher — mes idées vagabondent — de faire des allers retours entre hier et aujourd’hui. Entre ces voix qui s’expriment devant moi, à Béthune, en 2017, et d’autres, qui surgissent de notre histoire théâtrale.
Cécile, Arnaud, Emilie, Julien, Maxime, Noémie, Mariette : les personnages de l’aventure qui m’est racontée ici en appellent d’autres, connu‑e‑s ou moins connu‑e‑s — personnages tout aussi réels qui, à leur mesure, avec les moyens qui étaient les leurs, ont porté une vision exigeante, politique, humaniste de la scène.

© Luc Boégly
© Luc Boégly

Ces icônes, ces figures emblématiques de la scène ou ces quasi‑anonymes, ces militant‑e‑s de l’ombre, étaient d’une certaine façon avec nous, lors de ces échanges de printemps. Là, aussi, leurs pensées, qui parfois sont restés, tels ceux de Gabriel Monnet qui, à l’occasion de la célébration des 60 ans de la décentralisation théâtrale, en 2016, signait un petit texte. Quatre ans avant sa disparition, le metteur en scène revenait sur ces années qui ont métamorphosé le paysage théâtral de notre pays.
« Au lendemain de la guerre, écrivait‑il, en des lieux de fortune qui rappelaient étrangement les repaires de la Résistance — greniers, caves, appartements miteux — des hommes jeunes et pauvres, des acteurs (une condition qui en vaut bien d’autres) décidaient de poursuivre à leur manière le combat contre les ombres. Les subsides qu’ils recevaient alors des pouvoirs publics étaient significatifs et maigres. On connaît ces pionniers. Non seulement leur répertoire est le plus vaste qui fût jamais rassemblé par une génération de théâtre, mais ils l’ont délivré en présence d’un public jusqu’à eux tenu à l’écart des aventures de l’esprit. (…) Ce temps‑là n’appelle ni glorification, ni regrets. A peine la leçon des expériences gagnées ou perdues. Tout simplement parce qu’il dure encore au cœur de ceux qui appartiennent, aimait dire Jean Dasté citant René Char : au point d’or de cette lampe inconnue de nous qui tient éveillés le courage et la patience. »

Comme affirmait Jean Vilar à propos des maisons de la décentralisation : « Ce n’est pas parce que des équipes en province — je pense à celles de Dasté, à celles de Planchon… — ont fait un travail, pour que la chose soit définitive… Il suffit qu’elles baissent d’activité pour, qu’immédiatement, le problème soit à reposer… C’est comme la santé d’un être humain, c’est constamment à surveiller… »

Cécile Backès, accompagnée des cinq artistes du collectif qu’elle a réuni et de l’équipe permanente du Centre dramatique national Hauts‑de‑France, appartient à la nouvelle génération de femmes et d’hommes qui — au‑delà des attaques d’un pouvoir qui s’éloigne inexorablement de la « chose artistique » — poursuivent « avec courage et patience », pour revenir aux mots de René Char, l’action des précurseurs de la décentralisation.
« Les ombres, constate‑t‑elle, si elles ont changé de nom et de silhouette, surgissent toujours sous des formes nouvelles. Les forces de l’ombre proviennent des différents visages de l’obscurantisme. Elles émanent, aujourd’hui, d’une vision ultra‑libérale du monde. Et aussi de la pensée d’une France repliée sur elle‑même, à tendance identitaire et non‑tolérante. Nous les voyons, les ombres d’aujourd’hui et nous cherchons comment les combattre. D’une certaine manière, le sens du combat au sein du théâtre public n’a pas changé. Nous construisons le répertoire contemporain de notre époque et sommes à la recherche des récits manquants de notre histoire française. Un centre dramatique est un poste d’observation d’une période historique donnée, qui peut, à partir de son territoire d’action, rayonner sur le passé récent, sur le présent et sur l’avenir proche. Si notre action est éphémère, les textes écrits, eux, resteront. Comme traces, comme empreintes, comme ensemble de signes soumis à la lecture et à l’interprétation de ceux qui viendront après nous. Et nous sommes comptables de ce que nous choisissons de raconter. »

Tout semble dit. Et pourtant, on ne dit jamais tout. Il reste toujours quelque chose à saisir derrière les mots, les phrases et les visages qui les prononcent. Derrière les silences et, parfois, les retenues qui suspendent les élans de certaines paroles. Il reste toujours quelque chose à construire, à inventer, à réinventer ou à soutenir. A défendre et à consolider. Dans le monde du théâtre encore plus qu’ailleurs. Ce monde de l’immédiateté qui écrit sur du sable, comme disait Antoine Vitez.

Notes

1. Cécile Backès m’avait proposé, avant cela, de prendre la succession de Joëlle Gayot comme parrain de Scenic Youth, Prix des lycéens pour les nouvelles écritures de théâtre organisé par la Comédie de Béthune — proposition que j’avais acceptée et qui nous avait permis d’approfondir des échanges sur le théâtre initiés lors de différentes interviews réalisées pour le journal La Terrasse.
2. 50 % d’auteures et de metteures en scène programmées en 2014/2015, 53 % en 2015/2016, 40 % en 2016/2017, chiffres de l’étude Où sont les femmes ? réalisée par la SACD.
3. Du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2017, reconductible pour deux fois trois ans.
4. Directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au ministère des Affaires culturelles, de 1961 à 1966.
5. Proposition imaginée et conçue par le collectif d’artistes, mise en espace de Julien Fišera avec Cécile Backès, Maxime Le Gall et Mariette Navarro.
6. Prodiges® de Mariette Navarro, éditions Quartett, 2011. Les Amantes, d’Elfriede Jelinek, traduction de Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize, Editions Jacqueline Chambon, 1992 pour la traduction française. Suzy Storck, de Magali Mougel, Editions Espaces 34, 2013. Si, d’Hélène Bessette, dans sa réédition chez Léo Scheer, 2012.
7. Textes de Mariette Navarro, mise en espace d’Arnaud Anckaert avec Cécile Backès, Cyril Brisse, Fanny Chevallier, François Godart, Maxime Le Gall et Noémie Rosenblatt.
8. Création du collectif conçu pour le territoire d’Artois Comm. et des environs (texte de Mariette Navarro et Samuel Gallet, mise en scène de Julien Fišera et Arnaud Anckaert, avec Maxime Le Gall, Noémie Rosenblatt et Céline Dupuis)
9. Magali Somville, chargée des relations avec le public.
10. Rencontres autour de l’écriture théâtrale, menées par Julien Fišera, avec les auteur‑e‑s programmé‑e‑s à la Comédie de Béthune.
11. Programme qui permet à des élèves, à l’occasion de certains spectacles de la saison, de passer une journée en compagnie d’artistes.

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