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Publié le 20 juin 2024 dans Actualités

La crise politique dĂ©cisive que nous traversons ne tombe pas du ciel. Elle survient au terme d’une lente dĂ©gradation des services publics de notre pays, qui a provoquĂ© un sentiment d’abandon et d’injustice dans des couches toujours plus larges de la population, sur lequel l’extrĂȘme-droite capitalise aujourd’hui. Cette dĂ©gradation relĂšve d’une stratĂ©gie au long cours : rĂ©duire les moyens accordĂ©s au secteur public par diffĂ©rents leviers et, en parallĂšle, soutenir les offres, arguments et outils d’évaluation Ă©manant du secteur privĂ© et de sa logique de rentabilitĂ© ; laisser opĂ©rer cette forme discrĂšte et efficace de mise en concurrence, tout en assurant aux citoyen.ne.s qu’on ne dĂ©truit rien, qu’on amĂ©liore le modĂšle, qu’on continue d’ailleurs Ă  soutenir les lieux de culture, de soin, d’éducation, de recherche, de solidaritĂ©, pendant que s’accĂ©lĂšre la mise en rivalitĂ© de tous contre tous, l’épuisement des forces, le transfert des compĂ©tences et de l’argent vers des intĂ©rĂȘts privĂ©s. Jusqu’au jour oĂč, la limite Ă©tant atteinte, le « dĂ©rapage » des comptes publics fait passer les rĂ©ductions budgĂ©taires pour une douloureuse nĂ©cessitĂ©. Cette guerre d’usure menĂ©e depuis quarante ans par les politiques nĂ©olibĂ©rales contre l’ensemble des services publics a progressivement franchi des seuils devenus critiques pour les outils de la collectivitĂ© et les principes de solidaritĂ© dont ils sont issus. Elle a favorisĂ© la montĂ©e d’une extrĂȘme-droite qui l’utilise rĂ©guliĂšrement comme argument Ă©lectoral mais qui, lorsqu’elle prend le pouvoir, poursuit la mĂȘme entreprise doublĂ©e d’une idĂ©ologie discriminatoire, comme maints exemples historiques et contemporains en attestent.Depuis quelques annĂ©es, dans le secteur public de l’art et de la culture, on entend monter la petite musique de l’évaluation, des oppositions grossiĂšres et dĂ©magogiques entre populaire et Ă©litiste, ruralitĂ© et mĂ©tropoles, lieux d’art et industries culturelles et crĂ©atives, entre local et international
 Le refrain change tous les six mois, au rythme des appels Ă  projets et des enjeux Ă©lectoraux, pour aboutir enfin Ă  des coupes budgĂ©taires d’une brutalitĂ© inĂ©dite. Ces coupes mettent en pĂ©ril la crĂ©ation et la production de centaines d’Ɠuvres, la vie matĂ©rielle de milliers d’artistes et de compagnies, la mission de lieux de service public inventant au long cours des programmes accessibles d’ateliers et de rencontres avec les habitant.e.s, des reprĂ©sentations dans des Ă©tablissements publics, dans des villages, des banlieues, des quartiers excentrĂ©s.

On entend dire que le modĂšle est en crise
 Nous, artistes de thĂ©Ăątre qui avons travaillĂ© en compagnies indĂ©pendantes soutenues par des partenaires publics, nous qui avons pris la responsabilitĂ© de diriger ces maisons de fabrique et de crĂ©ation que sont les Centres dramatiques nationaux, afin de pouvoir accompagner des oeuvres et du public sur d’autres chemins que ceux de la consommation rapide, de la loi du marchĂ© et des applaudimĂštres, nous qui constatons jour aprĂšs jour le retour en force et en nombre d’un public concernĂ© et de vocations dĂ©terminĂ©es, nous pensons aussi qu’un modĂšle est en crise : celui qui croit aux noces du profit personnel et de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, du mercenariat et du bien commun. Certes, ce modĂšle est en train de produire sa Culture. Il produit ses Ă©vĂ©nements, ses tĂȘtes d’affiche, sa tarification Ă  l’acte. Il mesure l’art Ă  son efficacitĂ© immĂ©diate en termes de pansement social et de rentabilitĂ© Ă©conomique. Il soumet toute formation Ă  la logique de la sĂ©lection et de l’employabilitĂ©. Il se paie cher et enrichit ceux qui savent en profiter : l’industrie du spectacle et le secteur privĂ©. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous contenter de dĂ©fendre la ligne d’un service public devenu la cible avouĂ©e d’un nĂ©olibĂ©ralisme sourd, il nous faut affirmer que c’est prĂ©cisĂ©ment ce modĂšle et ces tendances dont nous sommes les adversaires, y compris dans nos propres pratiques. En consĂ©quence, les artistes directeur.ices des Centres dramatiques nationaux :

1. DĂ©clarent leur solidaritĂ© avec l’ensemble des services publics, des travailleurs et travailleuses, des usagers et usagĂšres qui subissent les consĂ©quences de leur dĂ©gradation et risquent de subir demain les effets de politiques discriminatoires.

2. Demandent que les conditions d’exercice de l’art et de toutes les pratiques affĂ©rentes, notamment de transmission et d’éducation artistique, soient garanties selon des principes d’indĂ©pendance, d’égalitĂ©, de diversitĂ© et de libertĂ© d’expression dignes d’une dĂ©mocratie.

3. Demandent que le modĂšle singulier que constituent les Centres dramatiques nationaux au sein des thĂ©Ăątres publics français issus du mouvement de dĂ©centralisation, et dirigĂ©s par des artistes, soit rĂ©affirmĂ© dans ses missions principales de crĂ©ation, de production, de recherche, de transmission, d’éducation artistique et culturelle ; et que ses outils, mĂ©tiers artistiques et techniques, au service des Ɠuvres et des publics, soient garantis par une politique publique pĂ©renne.

4. S’engagent Ă  agir, au sein des thĂ©Ăątres qu’ils dirigent, pour la continuitĂ© des principes fondamentaux qui ont prĂ©sidĂ© Ă  leur existence : la crĂ©ation d’Ɠuvres d’art et de pensĂ©e libres et exigeantes en mĂȘme temps que le partage avec le plus grand nombre et avec tous les publics, sans discrimination. Et demandent que soient considĂ©rĂ©es les temporalitĂ©s et moyens nĂ©cessaires Ă  ce double engagement : le temps long de la recherche et de la crĂ©ation comme celui de la transmission et de la rencontre des publics ; l’accompagnement digne et adaptĂ© des processus singuliers engagĂ©s par les artistes, dans toute leur diversitĂ© et leur pluralitĂ©.

5. Demandent que soient revus en consĂ©quence les critĂšres d’évaluation et de soutien appliquĂ©s aux compagnies indĂ©pendantes, aux Centres Dramatiques Nationaux et aux thĂ©Ăątres publics. La portĂ©e de leurs missions ne se mesure pas seulement Ă  un acte d’achat (d’un spectacle pour un lieu, d’un billet pour un public) ni Ă  des taux de remplissage ponctuels. Elles engagent le partage des Ɠuvres et des pratiques dans une vision durable. C’est cette durabilitĂ© qui doit ĂȘtre soutenue financiĂšrement, en limitant la multiplication des appels Ă  projet (artistiques ou Ă©ducatifs) au profit de conventions, non seulement d’objectifs mais de moyens, pour les thĂ©Ăątres comme pour les compagnies.

6. Rappellent que les subventions qu’ils reçoivent (dites de complĂ©ment de prix) ont pour fonction de rĂ©duire le prix de leurs billets, bien en-dessous des coĂ»ts de rĂ©alisation des spectacles, et qu’à l’annĂ©e, le prix moyen d’une place est souvent infĂ©rieur Ă  10€. Que ce sont donc les citoyen.nes qui garantissent, en tant que contribuables, l’existence de services publics de l’art et de la culture accessibles financiĂšrement au plus grand nombre, et non intĂ©gralement soumis au jeu de l’offre et de la demande qui rĂ©git le secteur privĂ©, ses impĂ©ratifs de rentabilitĂ© et ses tarifs. Que cette mission de service public doit donc ĂȘtre soutenue par une politique fiscale plus solidaire et une politique de redistribution qui a pour vocation, non de garantir les marges du secteur industriel et privĂ© qui bĂ©nĂ©ficie de 160 milliards d’aide publique, mais de pĂ©renniser les outils de la collectivitĂ© mis aujourd’hui sous l’étouffoir (budget du MinistĂšre de la Culture : 4,4 milliards, soit 0,57% du budget de l’État), en indexant a minima le montant des subventions sur le taux de l’inflation.

7. Refusent de jouer le rĂŽle de fossoyeurs que la limitation de leurs moyens veut leur faire tenir, aussi bien Ă  l’endroit des compagnies indĂ©pendantes que des emplois permanents, refusent Ă©galement l’opposition dĂ©magogique entre ces deux catĂ©gories, et affirment que, contrairement Ă  ce que le discours dominant soutient, il n’y a pas trop d’artistes, il n’y a pas trop d’emplois permanents, il n’y a simplement pas assez d’argent pour tenir structurellement le juste Ă©quilibre et la rĂ©partition qui devrait accorder a minima autant de moyens aux uns et aux autres, comme il est prĂ©conisĂ© dans nos cahiers des charges. Et demandent un refinancement qui permette de rĂ©pondre Ă  ces prĂ©conisations, au profit de la production artistique et des artistes.

8. Demandent que soit considĂ©rĂ©e l’importance de l’art et des formes d’expĂ©rience partagĂ©e qu’il crĂ©e dans une sociĂ©tĂ© dont les lignes de fractures ne cessent de se creuser, que soit pensĂ©s en consĂ©quence le rĂŽle des artistes dans les espaces communs de la sociĂ©tĂ© et leur prĂ©sence non seulement dans les lieux de thĂ©Ăątre public, mais aussi dans les lieux de formation, d’éducation, de soin.

9. DĂ©clarent leur engagement auprĂšs de toutes les jeunesses dans la dĂ©couverte des Ɠuvres et l’enseignement de la pratique artistique et exigent que cette transmission de l’art soit un lieu d’expĂ©riences, de tentatives et d’émancipation par la pratique collective, l’ouverture au monde et la rencontre de soi par l’autre, opposĂ© Ă  l’esprit de performance, de compĂ©tition ou de normalisation autoritaire.

10. S’engagent Ă  travailler avec tous les autres lieux et compagnies de thĂ©Ăątre public pour le dĂ©veloppement de modĂšles complĂ©mentaires, coopĂ©ratifs et solidaires qui favorisent l’emploi artistique, la prise de risque en matiĂšre de crĂ©ation et redonnent Ă  chacun accĂšs Ă  la dignitĂ© et au sens de ses actions.

11. Soutiennent que tout projet artistique porte en lui un projet de sociĂ©tĂ©. Et qu’un service public de l’art et de la culture, opposĂ© en tous points aux logiques marchandes comme au repli identitaire promu par les politiques d’extrĂȘme droite, doit ĂȘtre fondĂ© et soutenu selon les principes dĂ©mocratiques et Ă©mancipateurs qui ont fait l’histoire de la dĂ©centralisation thĂ©Ăątrale.

https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/non-il-ny-a-pas-trop-dartistes-il-ny-a-simplement-pas-assez-dargent-20240620_4Z2SPKM2FFGF3KK3GQFXUX2QC4/

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